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Caroline Boujard – « Ma double vie »

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Alors que la Coupe du monde messieurs bat son plein au Japon, Caroline Boujard, taulière du XV de France et de Montpellier, ouvre les portes de son étonnante vie. Entre le rayon « sports co » d’un Decathlon héraultais et l’élite sportive de la nation.

J’aimerais tellement être professionnelle. Aucune amertume là-dedans. Juste : je ne m’en cache pas. Pouvoir vivre du sport que je pratique depuis plus de quatorze ans maintenant, ça serait la consécration ultime. Peut-être que ça viendra. Peut-être pas. En attendant, ça me va.

Mon histoire, c’est celle de beaucoup d’autres sportives de haut-niveau.

Je m’appelle Caroline Boujard, j’ai 25 ans. Au sein du XV de France, on m’appelle « Babyliss », en référence à ma coupe de cheveux. Au Decathlon « Odysseum » de Montpellier, c’est juste « Caro ».

Oui, je suis internationale française de rugby et vendeuse au rayon « sports collectifs » chez Decathlon. C’est ma vie depuis plus de trois ans maintenant. Je vous en ouvre brièvement les portes.

Tout a commencé lors d’un entretien d’embauche on ne peut plus normal. J’explique ma situation : je suis une sportive de haut niveau qui a du mal à trouver un employeur.

Pourquoi ?

Vous vous imaginez vous, aller solliciter une entreprise et leur expliquer que vous allez partir trois mois en tournée par-ci,  disputer une Coupe du monde par-là, et que la semaine prochaine, vous jouez l’Écosse pour un match du Tournoi des VI Nations et que du coup, vous serez peut-être en retard lundi matin ? Ça fait peur. Et en dépit de la frustration que ça peut susciter chez moi, je le comprends.

Malgré cela, Decathlon m’a proposé un stage, puis un CDI. C’est une entreprise qui favorise beaucoup le contact avec les sportifs de haut-niveau, qui accepte de nous dégager du temps. Ils savent que c’est un challenge compliqué, mais ils jouent le jeu. Puis il faut le dire : je m’y connais pas mal en article de sports.

Au début, j’ai fait le pari d’y travailler 15h par semaine. A cette époque, le contrat fédéral mis en place par la Fédération Française de Rugby n’existait pas. Je préférais simplement gagner un peu moins d’argent mais avoir plus de temps pour pouvoir m’entraîner. Depuis novembre 2018, c’est différent. Le contrat fédéral est une sorte de CDD à mi-temps, grâce auquel tu es payée pour pouvoir t’entraîner. Ça nous dégage beaucoup plus de temps pour pouvoir nous consacrer au rugby sachant qu’avant, on faisait des semaines normales, de 35 heures, avant d’aller au stade le soir.

Généralement, mes journées s’articulent ainsi : le matin, je vais travailler chez « Decat’ », l’après-midi je peux me reposer un peu puis je pars à l’entraînement. Ça me laisse beaucoup plus de temps qu’avant pour prendre soin de mon corps, qui est quand même mon outil de travail, tout en me permettant d’avoir cette vie d’entreprise que je chérie aujourd’hui.

Je vous l’ai dit : évidemment que je préfèrerais vivre de mon sport. Être pro. Mais aujourd’hui je suis super épanouie. Le fait d’être « Caro » de Decathlon, de couper du rugby, de pouvoir parler d’un tas d’autres choses que de mon sport avec mes collègues, ça contribue à mon développement personnel. Puis le fait de préparer l’après, aussi, ça me motive. Je me dis que quand je vais arrêter le rugby, j’aurai déjà un bagage. Mais je crois que ce qui me plait le plus actuellement chez Decathlon et avec mon mode de vie, c’est le fait de pouvoir couper avec le rugby.

Maintenant, plus ça avance, plus je suis reconnue à Decathlon. Il y a beaucoup de gens, enfin beaucoup, on se comprend, qui viennent pour pouvoir me voir ou prendre des photos. A part ça, j’essaye de ne pas trop en parler, vraiment de cacher un peu ça. Je n’ai pas envie de m’en vanter. Je suis vendeuse à Décathlon, ça s’arrête là. Après je fais parler mon expérience pour renseigner les clients pour certains produits. Mais je suis une autre personne dans le cadre du travail.

J’ai grandi à Massy, dans l’Essonne. Petite, je n’étais pas vraiment une élève modèle. Plutôt celle qui faisait des petites bêtises, un peu le plaisantin, la gamine un peu chiante, quoi. À cette époque, je voulais devenir pompier. Puis le destin m’a proposé autre chose.

À un moment, c’était compliqué. Quand tu te demandes comment tu vas payer ton loyer à la fin du mois alors que tu te donnes corps et âme pour ta passion, tu réfléchis, tu gamberges. Mais je me disais que ça valait le coup. Je préférais me serrer la ceinture et vivre des choses incroyables plutôt que d’arrêter mon sport pour des questions de confort et d’argent. Je ne faisais pas de shopping, je n’allais pas au restaurant, je faisais attention au quotidien tout en me rendant compte qu’il y avait bien plus en difficulté que moi.

Aujourd’hui, avec le contrat fédéral et mon travail chez Decathlon, je ne vais pas me plaindre. J’ai la valeur de l’argent, je sais que des gens rament. Mais je pense que par rapport à ce qu’on fait, on n’est pas assez récompensées. J’aimerais que ça soit plus confortable, évidemment mais je sais que la plupart des filles qui jouent au rugby elles se posent des questions tous les jours. L’exemple le plus marquant pour moi, c’est qu’aujourd’hui, je vais me lancer dans un projet immobilier alors qu’avant, même en rêve, c’était quelque chose que je ne pouvais pas concevoir. C’était juste impossible.

Reste la vie perso. On ne va pas se mentir, elle est mise de côté. C’est difficile d’allier travail, rugby et vie personnelle. Mais c’est extrêmement compliqué.

Je crois qu’il n’y a que deux autres pays où les filles arrivent à se débrouiller. En Nouvelle-Zélande, elles ont des contrats professionnels, 100% rugby. Les Anglaises elles, ont un contrat semi-pro, mais elles sont ensemble trois jours par semaine pour s’entraîner, ce qui est énorme. Les autres n’ont rien.

Pour la prochaine tournée, le prochain VI Nations ou la Coupe du monde 2021, je poserai du sans solde. Je n’en ai pas encore parlé avec ma direction. Avant, quand je partais, je faisais des semaines à zéro heure puis des semaines à vingt-cinq quand je revenais. Maintenant, je perds de l’argent quand je vais en équipe de France, mais au moins, j’ai toujours cette stabilité.

Puis quand tu t’assois sur un peu d’argent, tu te rappelles. Tu te rappelles quand en novembre 2018, tu bats la Nouvelle-Zélande championne du monde en titre devant 17 000 personnes. Tu te rappelles et tu oublies le reste.

Caroline.

CAROLINE BOUJARD

Ailier du Montpellier Rugby Club et XV de France

Championnne de France
2015, 2017, 2018, 2019

Tournoi des Six Nations
2015, 2018 (Grand Chelem)

Troisième de la Coupe du Monde
2017

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