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Charlotte Lembach – « Charlotte et moi »

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Je n’ai pas trop de souvenirs de ma vie sans l’escrime. D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours porté le masque. J’avais 6 ans quand j’ai commencé au Strasbourg Université Club. À 17 ans c’est même devenu mon métier lorsque j’ai intégré l’INSEP en 2005. 

Je suis d’une nature altruiste, à toujours donner le meilleur de moi même pour les autres, à mettre le nous avant le moi. Se donner pour les autres, pour l’équipe, c’est ma première nature, quitte à faire passer Charlotte au second plan.

Du coup, je me suis toujours beaucoup posée de questions « Est-ce que je fais bien les choses? » « Est-ce que je suis assez comme ci ou comme ça? » « Est-ce que j’apporte assez à l’équipe? ». Et quand tu donnes autant pour l’équipe et que tu te poses autant de questions que je le fais, la question de continuer ou d’arrêter revient de temps en temps.

Le 24 mars, après 7 jours de confinement, on a appris que les Jeux Olympiques de Tokyo étaient repoussés d’un an. Ça chamboule ma vie, mes projets car comme vous ne le saviez certainement pas – et je vous en veux pas – j’avais annoncé que j’arrêtais en 2020 après les Jeux. Vous l’aurez compris, l’idée d’arrêter est allée et venue dans ma tête un bon paquet de fois.

En 2013 déjà, j’avais songé à raccrocher le masque. Entre 2010 et 2013, zéro médaille. Plusieurs années galères sans rien gagner, c’est dur pour une des meilleurs nations du monde. Lorsque Jean Philippe Daurelle arrive avec son staff en septembre 2013 pour entrainer l’équipe de France, le sabre français n’est pas au top, c’est le moins qu’on puisse dire.

À partir de là, et sans trop qu’on ait senti le truc arriver, c’est un truc de fou. Sur l’année 2014, je fais 3 podiums en individuelle et on fait vice championnes d’Europe et du Monde. S’arrêter ne fait plus partie de mes plans. On enchaine les podiums, on construit un truc, mais l’or n’est pas au rendez-vous. On se dit que l’or, se sera pour Rio. C’est notre objectif.

Durant la saison qui précède les JO, on monte en puissance, on fait des podiums, bronze, argent or en individuelle et par équipe. On arrive à Rio avec un beau statut d’outsider. Je commence à me dire que si je fais une médaille aux Jeux, j’aurais réalisé mon rêve. Je pourrais alors décemment m’arrêter et commencer ma deuxième vie. On est gonflé à bloc au moment d’aller défier l’Italie en quart mais ce qui devait arriver n’arrive pas. On prend une raclée et l’aventure olympique s’arrête prématurément. Encore aujourd’hui, je crois que c’est la plus grosse désillusion de ma carrière.

Je songe à arrêter. Une nouvelle fois. Je sais ce que vous allez vous dire et je peux pas vous donnez tort, je me dis la même chose « mais alors, pourquoi tu continues Charlotte? ». Cette défaite nous fait mal, à l’équipe, à moi. On a du mal à mettre des mots, moi la première. J’ai envie d’arrêter, marre de souffrir, marre de me faire passer après les autres. Je n’ai plus envie de l’escrime, je ne sais plus trop ce dont j’ai envie. Le plus dur dans la vie c’est de trouver sa voie, de savoir pour qui et pour quoi on fait les choses. À ce moment là de ma carrière, je ne sais plus trop. J’ai l’impression de subir l’escrime comme un poids sur mes épaules, celui qu’on porte lorsqu’on se sent obligé de faire ce qu’on attend de nous.

Avant de revenir j’échange beaucoup avec mes coachs, je mets des conditions à mon retour parce que je sens que j’ai besoin d’un à côté pour m’épanouir : me laisser aller travailler dans une entreprise. Vous voyez la bouffée d’air dont on a besoin quand le taf devient un peu anxiogène, il me fallait ça.

Contrat accepté, deux jours par semaine j’allais travailler dans une entreprise. Cela m’a permis de  m’évader, penser à moi, partager et surtout, apprendre.

J’ai découvert d’énormes similitudes entre le monde du sport et du travail et ça m’a fait un bien fou. Quand j’allais m’entraîner, j’étais à fond car il y a avait un manque, j’avais faim.

Arrivent les championnats du Monde à Wuxi en 2018. On tire l’Iran au premier tour, un adversaire qu’on peut qualifier de « facile », bizarrement, on est hyper tendue sur la piste. Les visages sont fermés, ça gueule. Certaines d’entre nous pleurent et on passe dans la douleur. On décide d’avoir une discussion avec le staff. Je crois bien que les coachs ne s’y attendaient pas trop quand on leur a balancé « on veut des sourires et du positif, vos têtes d’enterrement là, pas deux fois! ». Le message est passé, le lendemain au petit dej on avait l’impression d’avoir des gamins en face de nous. Ça blague, ça rigole, tout est fait pour nous mettre dans les meilleures conditions. Pendant la journée, les matchs sont serrés mais on sent qu’on est une vraie équipe. La Chine puis la Corée en demie. La fatigue se fait sentir, je sens que mon escrime n’est pas au top, que je prends de mauvaises décisions. Je vais voir les coachs: il faut que Caroline Queroli me remplace pour la finale. J’ai peur de nous mettre dedans. J’ai trop attendu cette médaille d’or pour que je nous mette dedans. Comme je vous l’ai dit, le nous avant le moi, toujours. Les coachs étaient sur la même idée, j’étais pas la seule à l’avoir sentie visiblement.

Je dis à Caro « Prépare-toi, tu vas rentrer. Tu vas tirer et tu vas réussir. C’est à toi. » Bon elle a un peu paniquée quand je lui ai dit, mais au moment de tirer, elle a fait le taf comme il fallait. Cécilia Berder entre à son tour pour jouer son rôle de finisseuse. Et elle finit. Elle porte la dernière touche. 45-35. Je la vois encore enlever son masque, hurler « ON EST CHAMPIONNES DU MONDE ». Tout le monde crie sur la piste, c’est le zoo.

Il est 4h du mat, on a à peine savouré et c’est déjà le moment de rentrer. On arrive à Paris incognito, dans l’indifférence médiatique, déjà trop occupée par la victoire de nos bleus à la coupe du monde et le Tour de France. Pour la première fois de ma carrière, je ne me pose pas la question de m’arrêter. Cette fois au moment de me poser la question « mais alors, pourquoi tu continues Charlotte ? ». Dans ma tête c’est clair que c’est une étape. L’objectif c’est Tokyo.

Quinze jours plus tard, tout est oublié. En septembre, c’est la rentrée à l’INSEP et on est accueilli comme ça «  Bon, ok, vous êtes championnes du monde mais il ne faudrait pas prendre la grosse tête ». Autant vous dire que c’est pas très bien passé dans l’équipe. Les championnes du monde anonymes que nous étions ont moyennement goûté à la formule. Avec du recul, je sais que le coach n’a pas voulu mal faire, voire même nous préserver. Rio avait été un énorme échec et il avait sans doute peur qu’on se relâche mais sur le coup, on l’a mal pris.

En tout cas pour moi c’était clair, plus question de m’arrêter avant d’avoir enfin atteint mon rêve, la médaille olympique. J’ai coché la date du 1er août 2020 dans un coin de ma tête, avec pour objectif d’arrêter après la finale du sabre par équipe, à Tokyo.

Novembre, janvier, février, avril. Quatre coupes du monde, quatre victoires. En mai à Tunis, on participe à la première coupe du monde qualificative pour les Jeux. La veille, je fais 3e en individuelle. Le soir, je suis convoquée pour un contrôle anti-dopage et le moins qu’on puisse dire c’est que les mecs n’étaient pas tellement compétents. De vrais champions. Ils réalisent l’exploit de casser les échantillons et je dois recommencer une deuxième fois. Déjà qu’à l’accoutumé ça prend des plombes. Je me couche à 1h du mat, un peu claquée.

Le lendemain ça ne se passe pas du tout comme prévu et pour la première coupe du monde qualificative, on fait cinquièmes, pas ouf. On sent que ça met une certaine forme de pression sur l’équipe et les fantômes du passé ressurgissent. Je me remets pas mal en question, je me suis pas trouvée au top, j’ai assuré mon rôle de poumon comme je pouvais mais j’ai pas été au niveau escompté, du coup maintenant vous commencez à me connaître un peu plus, avec ma fâcheuse tendance à cogiter, la jauge de confiance en soi a connu mieux.

Notre médaille de bronze par équipe aux championnats d’Europe à Düsseldorf quelques semaines plus tard n’évacue pas la tension ambiante. 

J’arrive à Forges-les-eaux pour le stage de prépa avec un état d’esprit un peu étrange. Pour ce stage, nous sommes réunies avec toutes les autres armes et ça c’est plutôt cool parce que ça ne nous arrive pas souvent. Pourtant j’ai toujours ce sentiment qui m’accompagne, celui de ne pas totalement libérée de ce poids. Vous savez celui dont on parlait, celui qu’on porte là, sur nos épaules. Ne pas pouvoir être soi-même et essayer de contenter tout le monde. Il est toujours là.

Je décide alors de faire un truc qui me trottait dans la tête depuis un moment: aller voir Stéphane Limouzin, le préparateur mental. Bon le résultat est plutôt probant, je passe 1h30 à pleurer. Je sors des trucs dont j’avais jamais parlé, ces trucs lourds qu’on porte depuis toujours et qu’on ne sait pas où poser. Les liens dans le groupe, les relations avec les coachs, la communication, la jalousie qui peut exister avec ses coéquipières et surtout, la confiance en soi, cette putain de confiance en soi. Tous ces trucs qu’on a dans notre tête et qui nous font culpabiliser. Je culpabilisais juste de les penser et surtout je n’avais jamais osé les sortir de ma tête. Toutes ces choses qu’on refoule parce qu’on ne veut pas les aborder. Je suis soulagée. Je suis bouleversée. Je suis un peu désorientée mais je me sens légère.

Je pars pour les championnats du monde à Budapest plus légère. Ok c’est cool mais je sais pas trop quoi faire de tout ça. Coté escrime, les effets se font pas sentir tout de suite parce que je me plante total en individuelle en me faisant sortir au 2e tour.

Je retourne le voir et il me donne des exercices. Qu’est-ce que j’ai pas fait là. Je dois me mettre devant mon miroir et m’imaginer que je parle à.. Charlotte 2. Je vous vois en train de vous moquer. Je dois lui dire « Toi, tu fermes ta gueule !!! ». Je partage ma chambre avec Cécilia, je me dis qu’elle va me prendre pour une folle. Je commence en chuchotant mais c’est pas ça qu’on veut. Ce qu’on veut c’est que tu dises à cette putain de personne de fermer sa gueule et qu’elle te porte préjudice. Tu as besoin de crier et tu as besoin de lui dire de la fermer et de lui montrer qui est la boss « Ouais t’es forte, t’es une meuf forte ». Au début je pensais à la scène dans le film Rasta Rocket, quand le mec se parle à lui même pour se convaincre. Je rigolais toute seule, je me sentais ridicule. Et puis je l’ai fait. J’ai crié. J’ai dit à Charlotte de fermer sa gueule, d’arrêter de s’écraser et de montrer qu’elle était forte. Mais j’ai quand même attendu que Cécilia soit sortie de la chambre pour aller voir le kiné hein.

Quelques jours plus tard, place aux matchs par équipe. Je tire comme jamais je n’ai tiré de ma vie. Combative, déterminée, hargneuse. Je suis en feu. Je ne l’avais jamais vue tirer comme ça, « elle » est si déter. « Elle » c’est Charlotte, enfin Charlotte 2 – la fameuse – la Charlotte que je ne connaissais pas. Elle était là mais je ne l’assumais pas. Aujourd’hui j’ai accepté la cohabitation entre les deux Charlotte. Je m’autorise à être les deux.

On fait deuxièmes par équipe, on perd en finale mais je suis fière, fière de moi et si fière de mon équipe. Waouh. Quel sentiment. « Fière de moi » je pense que je m’étais même jamais autorisée à ressentir ça mais c’est plutôt pas mal en fait. Malgré la défaite, on sait que l’objectif c’est être championnes Olympiques, on était dans les temps pour la qualif. Comme en 2018, on rentre dans l’anonymat à Paris avec notre médaille d’argent.

Quelques mois plus tard, on rentre dans la dernière ligne droite pour la qualif, coupe du monde à Salt Lake City. On arrive dans la salle et on peut lire sur le tableau « Victoire à Salt Lake City ». C’est ça qu’on veut lire, du positif.

La veille, Cécilia et moi avons perdu en individuelle, Manon a fait 3e. Du coup on est plutôt reposée. Étrangement et contrairement à ce qu’on s’est dit, il se reproduit ce qui s’est passé en Chine, contre l’Iran, 5 ans plus tôt. Tout le monde est tendu, le staff est sous pression. On tire la Tunisie, clairement pas une « grosse » nation et pourtant on se retrouve encore en difficulté. Coup de gueule, on va au bout et on gagne.

« Victoire  à Salt Lake City ». À croire qu’on a besoin d’être en galère pour l’emporter.

Au grand prix de Montreal en janvier, les coachs veulent me faire tester de nouvelles choses. Je le sens pas et clairement désormais je suis capable de rester sur mon idée quand je pense qu’elle est juste. C’est l’effet Stéphane Limouzin ça. J’appelle d’ailleurs mon préparateur mental qui me dit « Demain, c’est pour toi, tu penses à toi, tu éclates tout, tu vas montrer à tout le monde que t’es au-dessus ». Le lendemain, j’éclate tout mais je perds en demie contre plus forte que moi. La bonne nouvelle c’est que cette fois, le mental n’a pas failli.

Le 8 mars on est à Athènes. Le Coronavirus est déjà bien répandu à travers le monde. On a besoin d’atteindre les 1/4 pour valider notre ticket. Le contrat est rempli. C’est bon, on va aux Jeux. Vous vous dites que notre réaction est étrange? Moi aussi. Pas de joie, pas de kiff, même pas de soulagement.

On rentre à Paris et on nous annonce que toutes les compétitions sont annulées jusqu’à nouvel ordre. Le 13 mars, l’INSEP ferme ses portes, au minimum pour 15 jours. On rentre tous chez nous, dans le flou. On s’organise chacun de notre côté pour s’entretenir à la maison.

Le 23 mars pointent les premières rumeurs de report des Jeux. Le 24 mars, c’est officiel, les JO sont repoussés à juillet 2021. J’avais prévu de m’arrêter le 1er août 2020 à 23h58 après la finale du sabre par équipe. Ma médaille d’or autour du cou.

Le 1er août à 23h58, j’allais basculer dans ma nouvelle vie. Voyager pour le kiff, découvrir d’autres cultures, prendre enfin le temps. Pas rester enfermée quelques semaines dans un gymnase à Wuxi, Tunis ou Budapest comme je l’ai fait pendant 15 ans.

Avoir un enfant, fonder une famille. Travailler, transmettre et partager ce que le sport de haut niveau m’a offert durant 15 ans.

Les larmes ont coulé le 24 mars. La déception a été immense. Perdre le contrôle de ce que j’ai si durement réussi à apprendre. Décider pour moi.

S’arrêter en 2020, c’était m’offrir la chance de vivre cette nouvelle vie, d’avoir un enfant, de voyager et pourquoi pas de reprendre en 2022 pour faire les Jeux à Paris, pour le grand show, avec vous.

Alors Charlotte 2 a séché ses larmes pour reprendre le masque et le sabre. En 2021, on sera à Tokyo pour aller chercher l’or.

Pour la suite, ce sera à moi d’en décider.

Charlotte.

 

CHARLOTTE LEMBACH

Internationale française, sabreuse au Strasbourg Université Club

Vice-Championne du Monde (Par équipes)
2019

Championne du Monde (Par équipes)
2018

Vice-Championne d’Europe (Par équipes)
2016

Vice-Championne d’Europe (Par équipes)
2015

Vice-Championne d’Europe (Individuel)
2015

Vice-Championne du Monde (Par équipes)
2014

Vice-Championne d’Europe (Par équipes)
2014

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