Jérémy Florès – « Le creux de la vague »
J’ai découvert qu’on pouvait se noyer hors de l’eau. Si je me souviens bien, j’avais 24 ans. C’était à Hossegor, dans mes Landes d’adoption.
Je n’ai jamais nié le fait d’avoir un très fort caractère mais ce jour-là, le mec qui est sorti de l’eau en insultant tout le monde, juges et simples spectateurs, je n’avais pas l’impression de le connaître. Et pourtant : c’était moi.
Depuis petit, j’ai peur de décevoir. C’est peut-être un début d’explication. Mes parents – on y reviendra – ont tout fait pour que je puisse m’accrocher à mes rêves. Les sponsors ont vite misé gros sur moi, tandis que la presse m’a tout aussi rapidement adoubé comme « le prochain Kelly Slater ». Et moi, au milieu de toutes ces attentes, après une déconvenue sur la planche, je ne sais pas où me foutre. Je tombe de haut.
Et je disjoncte même, puisque suite à la compétition suivante et une nouvelle déception sportive, je sors de l’eau avec les majeurs en l’air en sifflotant quelques noms d’oiseaux comme pour exprimer une colère incontrôlable que j’avais en moi. Je comprends que quelque chose ne va pas. Je suis envahi par des sentiments désagréables, une forme de paranoïa, une impression de malaise, de mal-être.
« Tout le monde est contre moi. Tout le monde se sert de moi. Certains ne veulent pas que je gagne, d’autres ne sont là que par intérêt ».
C’est le genre de pensée qui arpentait mon esprit usé par la pression des marques, des médias et plus simplement du sport professionnel.
En soufflant un coup sans toutefois parvenir à dissiper la pénombre qui planait au-dessus de ma tête, je crache les unes après les autres, toutes les frustrations emmagasinées par des années d’un dévouement aveugle à ma passion.
– Je me dis qu’à 24 balais, je connais à peine ma petite soeur.
– Je me dis que je n’ai plus de sujet de conversation avec mes parents à part le surf.
– Je me dis que j’ai perdu de vue mes potes d’enfance.
– Je me dis que je déteste le surf. Que c’est de la merde.
Croyez-moi, le jour où l’on commence à détester ce que l’on a toujours chéri, on se sent mal.
J’ai fait une dépression. Je ne dormais pas de la nuit. J’étais là, à ressasser, les yeux grands ouverts, en fixant mon plafond comme s’il allait me répondre un truc. Pendant des années, j’ai très peu dormi ou mal, puisqu’à un certain point, je prenais des cachets pour trouver un peu le sommeil. Et bien évidemment, je ne voulais rien laisser transparaître.
À cette époque-là, sur le Tour, j’étais un peu celui qui ouvrait sa gueule, le fort caractère. Malgré mon petit gabarit, j’en imposais un peu, alors instinctivement, j’ai pensé qu’il ne fallait pas laisser cette faiblesse exister.
Alors j’en ai très peu parlé. J’ai vu des psychologues. On m’a conseillé d’essayer. J’en ai même vu plusieurs, car je n’arrivais pas à m’ouvrir. J’ai du mal à faire confiance aux gens. Ce n’est pas de leur faute. C’est comme ça, ça n’a juste pas fonctionné.
Puis j’ai fini par me relever. Notamment, en retournant à la source. La base.
Je suis né à La Réunion. J’y ai grandi jusqu’à l’âge de 7 ans, moment choisi par mes parents pour découvrir de nouveaux horizons.
Ma mère est originaire de Madagascar. Avec mon père, ils ont décidé de venir y habiter avec en tête, l’idée que notre vie y serait meilleure. Ils ont dégoté un poste de gérant au sein d’un petit hôtel au sud de l’île, dans une bourgade appelée « Ifaty ». Je m’en souviens comme si c’était hier.
En face de l’hôtel, il y avait un petit spot de surf, sauf qu’à cette époque, à Madagascar, le surf n’existe pas vraiment, où juste marginalement, au rythme des allées et venues des voiliers sud-africains.
Vous vous demandez peut-être à quoi ressemble Ifaty.
C’est un village de 500 ou 600 âmes, plein de personnalité. Nous habitions dans une petite villa, située dans l’hôtel où travaillaient mes parents. Je n’ai jamais crevé la dalle, loin de là, mais il faut se rendre compte qu’à l’époque, Madagascar est le troisième pays le plus pauvre du monde. L’environnement dans lequel j’ai grandi était très simple : j’allais pêcher, je mangeais ce que j’avais pêché et la plupart du temps, je me débrouillais par moi-même car mes parents bossaient.
Sur le temps libre de mon père, on a appris à quelques jeunes du village à surfer. C’était cool, grâce à ça, j’ai pu avoir des collègues dans les vagues tous les jours. Je ne l’oublierai jamais. C’était mon quotidien : surf – pêche – surf.
De temps en temps, cette magnifique routine était bouleversée par la venue d’enseignants de passage, qui débarquaient dans Ifaty pour y donner quelques cours. Ça nous faisait kiffer. On allait tous se mettre dans une tente en paille ou en taule et on y restait une heure ou deux, à apprendre un paquet de choses avant de retourner dans les vagues.
C’était chouette car depuis mon départ de La Réunion, je n’allais plus à l’école. Ma mère m’aidait sur tout ce qui était basique, mais le sentiment d’apprendre et de partager avec ces professeurs itinérants était réjouissant.
Mon quotidien était celui-ci. C’est ainsi que j’ai grandi. Quand j’y repense, j’ai conscience que ce n’était pas banal. Mais j’étais bien, paisible, à me faire mon petit argent de poche en vendant aux touristes en vadrouille, les petites planches en bois que je sculptais ou les gros coquillages que je trouvais au fond de la mer.
A cette époque, on n’avait pas les chaînes de télés, mais on avait un magnétoscope dans lequel deux cassettes ont tourné en boucle : Kelly Slater – Black & White et Tom Curren, The Search. Je ne regardais que ça depuis que mon surfeur de papa m’avait initié, à La Réunion.
Selon lui, qui avait eu l’occasion de voyager quelques fois à Hawaï ou en métropole, et qui avait une compréhension globale de ce qu’était le niveau international, j’étais bon. Suffisamment pour que lui et ma mère économise un petit bout de temps afin de me permettre, à l’âge de 9 ans, d’aller à Capbreton disputer une compétition de jeunes. Pour moi, qui passait mes journées à dire à mon père que je voulais vivre de ma passion, c’était une première étape.
Mais ça a pris des proportions auxquelles je ne m’attendais pas vraiment.
Ce jour-là, j’ai été bon. Assez bon pour gagner. Assez bon pour taper dans l’oeil de Pierre Agnès, qui représentait Quiksilver à l’époque. À 11 ans, je suis passé d’un gamin qui vient d’un village de 500 personnes à pêcher mon poisson, à voyager partout dans le monde aux côtés de Kelly Slater ou Tom Carroll, sur des trip-surf en Indonésie, à Hawaï ou en Australie. C’était hallucinant. C’était un rêve. J’étais surexcité.
Au début, mes parents me manquaient beaucoup. Mes amis d’enfance aussi.
Je pleurais pratiquement tout le temps. Mais dès que j’arrivais sur des spots de surf, ça passait.
Pour les légendes qui m’entouraient, j’étais une sorte de mascotte. Tous les mecs avec qui je voyageais me prenaient sous leur aile. Les Français de l’époque, Mikaël Picon et Fred Robin, étaient comme des grands frères pour moi. Je voyageais toujours avec des gars plus âgés que moi. Je crois que ça m’a fait grandir en vitesse accélérée… À tous les niveaux !
Vous imaginez bien que la majorité des sujets de conversation de ces gars n’étaient pas forcément ceux qu’un gamin de mon âge aurait eu au collège. Ils parlaient de filles, de fêtes. J’avais 12-13 ans et je voulais essayer de draguer des nanas comme eux. C’était jeune, quand même !
Mais la vérité, c’est que j’étais tout le temps à l’eau. Un putain de passionné. Aujourd’hui encore, certains d’entre eux me le disent : je voulais tout savoir. Tout. Je posais des questions sur le matériel, sur les carrière, sur la bouffe. Un vrai casse-bonbon qui avait soif d’apprendre.
Mais le temps qui passe a dissipé l’excitation qui était la mienne. J’étais tellement focalisé sur le fait de gagner et sur le succès que rien d’autre n’existait. L’enfant souriant et chaleureux d’Ifaty était devenu un glaçon. Même les sentiments que j’éprouvais commençaient à s’évaporer tant j’étais à fond dans ce que je voulais devenir. Je n’étais qu’un gamin, pourtant, au bout d’un moment, le manque de mes parents, de mes amis, de mon chez moi, ne me faisait ni chaud, ni froid. Mon but était juste d’être le meilleur surfeur possible et d’arriver au top niveau rapidement.
Avec le recul, je me dis que c’est très spécial. Mais à l’époque, je ne m’en rendais pas compte.
Surtout que tout est allé très vite. À 17 ans, je suis devenu le plus jeune surfeur à être qualifié sur le World Tour. Le temps a filé sans même que je m’en aperçoive jusqu’à l’événement dont je vous ai parlé à Hossegor. Il y a eu des moments extraordinaires, mais pas une adolescence normale. Pas d’adolescence du tout, en fait. Année après année, en quête de l’objectif qui rythme ma vie depuis l’âge de 9 ans, j’avais perdu la raison d’être de tout ça.
Alors le Jérémy adulte, à 24 balais, est retourné à La Réunion. Je suis retourné à Madagascar. Je suis revenu à la base. Je viens de là. Je n’avais pas grand chose. Je me devais de relativiser, de redescendre sur terre.
Je me suis dit « wow, c’est ça le surf, c’est pour ça que je faisais ça ».
En fait, quand j’ai détesté ma passion, ce dont j’ai fait un rejet, c’était la compétition, l’industrie. J’ai pris la peine de faire des voyages complètement hors du calendrier sportif, juste pour le plaisir.
Je me suis dit : « mec, t’as une vie de dingue ».
Ça a pris du temps, mais ça a marché. Au fond, ce petit côté parano, un fond dépressif, est resté, mais ça s’est calmé. Je pense qu’il y a un moment où j’ai souffert de ne pas avoir eu d’enfance. Mais aujourd’hui, je repense à ce que mon père me disait : « si tu réussis ta vie tôt, tu vas pouvoir t’arrêter tôt ».
À 31 ans, je me pose des questions. Non pas parce que je déteste le surf mais parce que je suis quelqu’un de simple et que j’ai fait assez pour vivre simplement. J’ai conscience que ce n’est pas tout le monde qui peut se dire ça à 31 ans mais je pense que tous les sacrifices auxquels j’ai consenti pour en être là où je suis aujourd’hui font que maintenant j’ai une base solide pour profiter de la vie.
Je me vois savourer d’autant plus que j’ai connu une autre période difficile, vers 28 ans.
Je me souviens être allé voir mes sponsors pour leur dire que j’avais l’impression de ne plus avoir le niveau et que j’avais besoin de faire une pause. Mais suite à une discussion avec mes sponsors, j’ai bien réfléchi, je me suis rappelé d’où je venais, puis j’ai remis un coup de collier.
Si les bas ont été très bas, j’ai aussi bien savouré mes victoires.
Surtout que j’ai toujours travaillé dans une certaine logique. Entre l’individualisme évident et nécessaire dû au fait que tu es seul sur cette planche, et l’esprit d’équipe crée par les rencontres qui ont rythmé ma carrière.
J’étais fier pour moi mais ce que je réalisais, je le faisais aussi pour rendre la monnaie de leur pièce à tous les gens qui m’ont filé un coup de main, ont misé sur moi depuis tout jeune.
Désormais, j’ai pris du recul, la vie n’est pas parfaite. C’est vrai que jusqu’au moment où je vous écris ce petit texte, tout ça laisse des traces.
Ma véritable bouffée d’oxygène est arrivée il y a un an et demi. Je suis devenu papa. Il y a encore deux ans, avant que ma copine ne tombe enceinte, le surf était ma priorité à 200%.
Depuis la naissance de ma petite merveille, elle est la priorité et mon sport est secondaire. J’ai l’impression d’être dans un moment de ma vie, où tout est beaucoup plus cool.
Un nouveau chapitre plus apaisé, où j’ai envie de faire du surf jusqu’à 70 ans. Un chapitre avec un rapport plus tranquille à la performance et à la compétition. Un chapitre écrit main dans la main avec ma fille, dont j’ai envie de profiter de l’enfance.
Car aujourd’hui, j’ai compris à quel point c’était important.
Jérémy.
JEREMY FLORES
Surfeur professionnel français
Vainqueur du Quiksilver Pro France
2019
Vainqueur du Billabong Pipe Masters
2017
Vainqueur du Billabong Pro Tahiti
2015
Champion d’Europe
2013
Vainqueur du Billabong Pipe Masters
2010
Champion du monde ISA
2009
Rookie of the year
2007
Champion du monde QS
2006