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Enzo Lefort – « Sous le masque, l’équilibriste »

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Loin de moi l’envie de vous suggérer que je suis un dur, mais je ne pleure presque jamais.

Je suis ce que l’on appellerait un « émotif du sport ». Récemment, j’ai eu une petite montée de larmes quand Klay Thompson et Kevin Durant se sont blessés tour à tour lors des Finales NBA. Idem lorsqu’Usain Bolt a raccroché les pointes sur un claquage lors des championnats du monde d’athlétisme en 2017.

Pour le reste, c’est niet. Ça emmerde parfois ma copine, qui se demande comment je fais pour ne pas chialer devant tel ou tel film, mais c’est comme ça.

Alors vous vous doutez bien que si je craque il y a un peu plus d’une semaine, à Budapest, c’est qu’il se passe quelque chose. J’étais là, seul, en train de rentrer vers le « camp France ». On vient d’être sacrés vice-champions du monde, mais nous étions tous dégoûtés. Primo parce que c’était la dernière d’Erwann Le Péchoux et qu’on aurait voulu qu’il parte sur la plus haute marche du podium. Secundo parce que tu ne sais jamais trop quand est-ce que tu auras l’opportunité de retourner en finale mondiale. Mais le pire, dans tout ça, c’est ce tiraillement. On vient de perdre en équipe, je suis dégoûté, mais quelques jours plus tôt, j’ai été sacré champion du monde en individuel.

Je m’autorise enfin à l’accepter. À réaliser. Je suis quelque part entre une sincère tristesse et une joie intense. Le cul entre deux chaises. C’est toute la « schizophrénie » de ce sport où tu évolues à la fois avec tes potes et seul contre vents et marées.

Ces rares larmes, elles montrent que je relâche la pression. Que je digère ce qui vient de se passer. J’ai 27 ans, bientôt 28, je vais bientôt être papa et je viens de grimper sur le toit du monde du fleuret. Pour couronner le tout, j’ai peut-être trouvé ce que je cherche depuis de longues années : un équilibre. Je ne suis plus un funambule. Je me suis trouvé. Jusqu’à quand ? Moi-même je ne le sais pas. Mais maintenant que j’ai goûté à cette euphorie, à la Marseillaise, que j’ai trouvé une formule qui marche, je ne vais rien changer. Futur papa ou pas. Année olympique ou pas.

Je ne m’en suis jamais caché : je suis un épicurien. C’est peut-être une affaire de famille. Mon papa est bon vivant, flegmatique. C’est ainsi : j’adore manger. L’explosion de saveur qu’on a en bouche, les différents goûts… La nourriture asiatique, les pizzas, j’en passe et des meilleures. Pour ne rien gâcher, je suis curieux, j’aime sortir et faire la fête. La nuit me fascine pour tout un tas de bonnes raisons, et dans l’imaginaire collectif, ça ne colle pas avec la vie d’un sportif de haut-niveau.

A plusieurs reprises, ça m’a été reproché. En 2013, je me souviens ne pas avoir été retenu pour les championnats du monde dans un premier temps. On m’explique qu’en terme d’hygiène de vie, ça ne va pas. Que je dois être exemplaire et qu’en toute logique, je devrais être le premier nom qu’ils couchent sur le papier au moment de faire les sélections.

Je me dis : « ils ont peut-être raison ».  C’est vrai que je me reposais beaucoup sur mes acquis, notamment sur ce que je savais faire grâce à ma taille, en terme d’allonge. Alors je me suis entrainé, j’ai tiré de près. J’ai pris branlée sur branlée, ça me rendait dingue à l’entraînement, mais ça m’a fait progresser.

J’ai pris une deuxième claque en 2016. À ce moment, mon coach sent que je ne suis pas au top. On dine ensemble et il profite de l’occasion pour me rappeler qu’une qualification olympique, ce n’est pas rien, qu’il fallait que je mette tout en oeuvre pour faire quelque chose de grand.

Pour la première fois de ma vie, j’ai adopté une attitude que beaucoup qualifieraient « d’irréprochable ». J’ai fait gaffe à mes heures de sommeil, je ne sortais pas ou peu et je continuais à faire ce que j’ai toujours fait à l’entraînement : me donner à fond. Résultat ? Ça a été le pire début de saison de ma vie. J’ai vécu des trucs presque humiliants. Si je me rappelle bien, je me suis fait sortir au premier tour d’un tournoi alors que j’étais sur l’affiche. Et pas une élimination serrée, hein. Un truc genre 15-3.

Les Jeux Olympiques de 2016 arrivaient doucement et le DTN (Directeur Technique National) de l’époque m’a dit : ressaisis-toi, on a besoin de toi. Vis ta vie, fais tes trucs, mais on a besoin de toi. Ça a fait « tilt » dans ma tête. J’ai recommencé à vivre comme « Enzo ». En Avril 2016, je rencontre ma copine, c’est le top, on sort beaucoup, on fait plein de trucs et dans le même temps, je me défonce à l’entraînement. C’est là que je comprends que le plus important, c’est d’être bien dans ses baskets, bien dans sa vie, que la balance soit équilibrée. Que je sois moi-même. Mais je suis qui, au fait ?

– Je suis l’enfant hyperactif de Gourbeyre. Celui qui faisait du baby-judo, du tennis, du vélo, du piano, du foot. Bref, tout sauf la sieste.

– Je suis le débutant du club de Basse-Terre, en-dessous du cinéma de la ville, fier d’avoir évolué sous les ordres de Rémi Moderne, mi-maître d’armes, mi-druide. L’homme capable de te raconter ses parties de pêche avec François Mitterrand.

– Je suis le jeune escrimeur qui se faisait botter les fesses par Jean-Paul Helissey, qui a fait de moi l’éternel second des jeunes en Guadeloupe, ou presque.

– Je suis le petit qui jardinait tôt le dimanche matin pour avoir le droit de regarder le Grand Prix dans la foulée.

– Je suis l’enfant qui doit beaucoup à ses parents, qui ont dépensé des fortunes pour l’envoyer en Métropole pour des compétitions.

– Je suis l’élève moyen de Première S du lycée Gerville-Réache, qui était en train de bouquiner dans sa chambre quand son père lui a appris que Franck Boidin souhaitait qu’il intègre le Pole Espoir.

– Je suis l’ado qui a insisté auprès de ses parents au point d’en avoir de l’eczéma partout pour pouvoir tenter sa chance en Métropole.

– Je suis le propriétaire de la chambre avec le poster Seigneur des Anneaux au plafond et la une de l’Equipe au lendemain de la victoire du Brésil lors de la Coupe du monde 1994.

– Je suis le mec en jean baggy, polo trop grand, habillé uniquement en marques « cainri » qui est arrivé au CREPS habillé comme ça alors que tout le monde était en jean slim et « schmoove ».

– Je suis le gamin qui avait une photo de Brice Guyart dans sa chambre et qui a fini par tirer avec lui à l’INSEP.

– Je suis un bosseur invétéré, un escrimeur passionné et un bon-vivant. Et tout ça va ensemble.

Et bien plus encore. Je passe une partie de ma vie caché sous un masque et je crois qu’il n’y a rien de plus positif qu’être soi même. Je vis l’escrime de manière assez égoïste. Mes coéquipiers le savent, je me donne à 120% à l’entraînement, mais quand je quitte la salle, je n’y pense plus, je n’en parle pas beaucoup. L’escrime, c’est mon truc à moi. Quand j’en sors, je veux faire des expos, sortir, échanger avec ma copine, voir mes potes. Ça me fait du bien. Ça me libère. Ça me permet d’être encore meilleur quand je tire. L’équilibre, je l’ai aussi trouvé depuis que je me considère comme « professionnel ». Mon mémoire rendu, mon diplôme de kiné en poche, je peux enfin consacrer 100% de mon temps à ma passion. Je suis à fond. Je suis libéré. Je suis bien. A quelques mois des JO, c’est parfait.

Et si vous voulez comprendre ce que les JO représentent pour moi, imaginez-vous que je me souviens avoir vu Laura Flessel gagner les jeux à Atlanta. J’avais 5 ans. Imaginez-vous Enzo, le gamin de Gourbeyre, mettre son matelas dans le salon en 2000 et 2004 pour camper devant la télé, à bouffer du canoë, du tir à l’arc et de l’athlétisme avec passion.

Puis imaginez-vous qu’en 2012, à Londres, je vais aux toilettes et qu’à l’urinoir à côté de moi, Novak Djokovic vient pisser. Imaginez ce que le fan de Manchester United que je suis s’est dit au moment où il a croisé Ryan Giggs. Enfin, imaginez la fierté que j’ai eu, 16 ans ans après Atlanta, d’avoir Laura Flessel comme porte-drapeau et d’être là le soir de la cérémonie de clôture, quand elle a fondu en larmes en voyant la flamme s’éteindre comme si elle était le symbole de la fin de son immense carrière. Ce soir-là, elle a pleuré dans mes bras, à m’en laisser du maquillage sur mon survêtement. C’était comme un passage de témoin. Je n’ai jamais lavé ce sweat.

Putain de larmes.

Enzo.

 

ENZO LEFORT

International Français, fleuriste au Cercle d'escrime Melun Val de Seine

Champion du Monde (Individuel)
2019

Vice-Champion Monde (Par équipes)
2019

Champion du Monde (Par équipes)
2014

Vice-Champion Olympique (Par équipes)
2016

Champion d’Europe (Individuel)
2013, 2014, 2018

Champion d’Europe (Par équipes)
2014, 2015, 2017, 2019

Champion de France (Individuel)
2012, 2015, 2018, 2017

Champion de France (Par équipes)
2012

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